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Le juge Rosenthal se tourna vers l’horloge accrochée au-dessus du box du jury. Le dernier témoin venait d’être entendu, et l’heure du déjeuner était encore loin.

« Vous pouvez aussi bien plaider tout de suite, messieurs », dit-il aux deux avocats assis à des tables opposées, en face de lui.

Walter Greaves se leva péniblement. Il était depuis quelque temps en guerre contre un envahisseur sournois, l’arthrite, et paraissait en passe de perdre le combat – réflexion que le juge se fit avec tristesse. Il connaissait Wally depuis trente ans et éprouvait une réelle affection pour lui.

Le regard du juge alla jusqu’à l’autre table. Le contraste entre les deux avocats n’aurait pu être plus saisissant. Larry Stafford respirait tellement la santé que Rosenthal prenait conscience, en le voyant, de ce qu’était sa propre condition physique. Les dossiers s’étaient mis à pleuvoir, depuis une ou deux semaines, et il n’allait plus faire sa partie de squash quotidienne, sur le coup de midi. Il se rendit soudain compte que sa ceinture lui comprimait le ventre. Se sentant coupable et mal à l’aise, il essaya de penser à autre chose en écoutant les arguments que développait Greaves.

Lorsque ce dernier se rassit, Rosenthal fit signe à Stafford. Le jeune avocat avait déjà représenté devant lui, deux ou trois fois, Price, Winward, Lexington & Rice, le plus gros cabinet d’avocats de Portland. Le juge estimait que, sans être spécialement brillant, Stafford était consciencieux et complet dans ses exposés.

Le jeune avocat portait un costume prince-de-galles suffisamment classique pour le tribunal, mais néanmoins assez léger pour convenir au temps, particulièrement clément pour un milieu de mois de septembre. Il mesurait un mètre quatre-vingts, mais sa silhouette mince et athlétique le faisait paraître plus grand. Ses dents éclatantes, quand il s’exprimait, ressortaient dans son visage très bronzé. Ce garçon a assez bonne mine pour être acteur, pensa Rosenthal.

« Comme le sait la cour – et ceci figure en détail dans mon mémorandum –, the Uniform Partnership Act permet à un partenaire d’attributions limitées d’avoir néanmoins un certain contrôle sur la conduite des affaires dans lesquelles il joue un rôle. Mr Tish n’a rien fait de plus que ce qu’ont fait des partenaires de la même catégorie dans les affaires Grainger ou Rathke. Nous n’allons pas revenir là-dessus car ce serait répéter ce qui figure dans le mémo, mais je ne vois pas ce qui fonde la plainte, dans ce dossier. Si la cour a des questions…

— Non, monsieur Stafford. Sachez tous les deux que je ne suis pas en mesure de donner ma décision aujourd’hui ; j’ai certes lu vos deux mémos, mais je tiens à avoir un peu de temps pour faire moi-même quelques recherches avant de résoudre ceci. Je vais m’efforcer de vous donner un jugement avec attendus, par écrit, d’ici une semaine. Si vous avez des éléments complémentaires à me soumettre, faites-le par courrier. Autre chose ? »

Les deux avocats secouèrent la tête.

« La séance est ajournée. Messieurs, bon appétit. »

Le juge se leva et disparut par la porte, derrière son siège. Larry Stafford commença à rassembler ses papiers qu’il classait soigneusement avant de les ranger. Rédigé d’une écriture régulière et lisible, chaque point avait droit à sa fiche cartonnée. Andrew Tish, le client de Price, Winward, Lexington & Rice, voulut savoir ce que son avocat pensait de l’affaire. Un livre de droit sous le bras, Stafford s’empara de son porte-documents et secoua la tête en prenant la direction de la sortie.

« Pas moyen de savoir avec Rosenthal, Andy. C’est un type intelligent, et il va beaucoup réfléchir. C’est tout ce que je peux vous dire. »

Walter Greaves attendait dans le hall.

« Larry ? »

Stafford s’arrêta et demanda à Tish de l’attendre une minute.

« Mes clients m’ont dit qu’ils étaient d’accord pour prendre en considération l’offre d’arrangement à l’amiable.

— Je vais en parler à Tish, mais je vais lui conseiller de ne céder sur rien.

— Je ne fais que vous transmettre la proposition de mon client. »

Stafford fit une grimace et s’éloigna en direction des ascenseurs. Le tribunal comportait quatre corridors qui longeaient la salle des pas perdus. Greaves reprit son porte-documents et partit vers l’arrière du bâtiment. Il n’aimait pas avoir affaire à Stafford. Trop prétentieux. Très… superficiel – oui, c’était le mot. Rien sous la surface. Jouait au bon gars, et vous découvriez l’instant suivant qu’il vous avait doublé. Et dans ce cas, il aurait pu éviter d’avoir recours aux méthodes douteuses qu’il avait cru bon d’employer. Bon sang, c’était lui qui avait raison ! Les clients de Greaves cherchaient simplement, par tous les moyens, à retarder un dépôt de bilan. Greaves secoua la tête et serra à droite pour laisser passer un homme jeune, habillé d’un jean et d’une chemise de travail, au teint sombre, dont la lèvre supérieure s’ornait d’une moustache buissonnante et qui avait une épaisse chevelure noire ; il se dirigeait vers la cour où siégeait Rosenthal.

« Et qu’est-il arrivé ensuite, monsieur Ortiz ?

— J’avais pour consigne d’attendre à l’extérieur de la résidence, au cas où un des suspects tenterait de s’enfuir. Les deux autres policiers sont entrés pour exécuter le mandat de perquisition, et Lesnowski et moi nous nous sommes placés devant le bâtiment.

— Avez-vous pris part à la fouille ?

— Non, à aucun moment.

— Et ensuite ?

— Teske et Hennings sont ressortis avec les deux prisonniers et un sac contenant les pièces à conviction. Teske m’a confié le sac, et lui et Hennings sont repartis pour le poste de police avec les prisonniers.

— Avez-vous parlé à l’une des personnes arrêtées ou regardé ce que contenait le sac ?

— Non, monsieur.

— Pas d’autre question, votre honneur. »

Le juge McDonald adressa un signe de la tête à l’avocat de la défense qui s’entretenait avec son client, un adolescent noir accusé d’avoir eu de la cocaïne en sa possession. Ortiz se détendit. Il avait déjà eu à subir le contre-interrogatoire de cet enfoiré, et il s’était attendu à se faire cuisiner longuement et bêtement, alors qu’il n’avait aucune information intéressante à donner à qui que ce fût.

Mais cette corvée ne l’ennuyait pas. Il était trop content d’être de retour au travail. Il y avait tout d’abord eu son séjour à l’hôpital, puis les vacances qu’il n’avait pas vraiment eu envie de prendre. Ses supérieurs, cependant, avaient insisté. Ils tenaient à ce qu’il se reposât, à ce qu’il retrouvât la mémoire, car c’était la seule chose à laquelle ils pouvaient se raccrocher dans l’affaire Darlene Hersch.

Il était allé voir Crosby avant de venir au tribunal, mais il n’y avait rien de neuf : pas d’empreintes digitales, aucun autre témoin, aucune piste nouvelle. Crosby avait louvoyé, ne voulant pas l’interroger directement. Sur le conseil, sans doute, du psychiatre maison. Ortiz avait donc répondu à la question non formulée. Rien n’avait changé. Il avait encore du mal à reconstituer ce qui s’était passé. Sa mémoire s’améliorait tous les jours, mais les choses restaient floues et vagues, et même lorsqu’il avait l’impression qu’elles devenaient plus claires, il ne pouvait être sûr que ce qu’il revoyait reflétait la réalité de ce qui était arrivé.

L’avocat continuait son baratin, et Ortiz changea de position sur son siège, dans le box des témoins. De repenser à sa mémoire défaillante et à la nuit tragique était venu gâcher le sentiment de paix qu’il éprouvait depuis le moment où il avait commencé sa déposition. C’était Darlene qui l’inquiétait le plus. Il redoutait les images qui lui reviendraient avec la mémoire des événements. Redoutait de découvrir qu’il était responsable de sa mort. Tout le monde lui disait le contraire, mais qu’en savait-on ? Quelles certitudes pouvait-on avoir sur ce qui s’était passé ce soir-là ?

L’avocat leva les yeux de ses notes. Ortiz attendit les questions, content d’avoir un prétexte pour penser à autre chose.

« Monsieur Ortiz, qu’ont fait les policiers Murdoch et Elvin, après le départ des policiers Teske et Hennings des lieux ?

— Ils sont restés dans la résidence.

— Merci, je n’ai pas d’autre question.

— Nous vous rendons la liberté », dit le juge.

Ortiz fut surpris de s’en être tiré aussi facilement. Ce crétin faisait peut-être des progrès.

Jack Hennings, le collègue d’Ortiz, leva les yeux lorsque s’ouvrit la porte donnant dans le tribunal.

« Hé, c’est à toi », lui dit Ortiz.

Hennings tendit son journal à Mike Elvin et franchit à son tour la porte. Ortiz se tournait pour demander à Elvin de lui passer les pages sportives lorsqu’il remarqua deux hommes qui parlaient, à l’autre bout du corridor. Ses mains se mirent à trembler et il se sentit soudain oppressé. Les deux hommes se séparèrent, et le plus âgé vint vers lui. Mais ses yeux restèrent rivés sur le plus jeune – le blond. Ce dernier se dirigeait vers les ascenseurs, au bout du corridor ; Ortiz, cependant, le revoyait dans un contexte différent. Il se souvenait d’un homme à la chevelure blonde bouclée s’avançant rapidement sur le palier extérieur, au premier étage du Raleigh Motel, d’un visage brièvement éclairé au seuil de la chambre où était morte Darlene.

L’homme âgé passa à côté de lui au moment où le blond disparaissait à l’angle.

« Dis à Jack de m’attendre », lança-t-il à Elvin.

Celui-ci leva les yeux, mais Ortiz était déjà à dix pas de lui.

Ortiz ne vit personne lorsqu’il arriva dans le hall ; il consulta les indicateurs, au-dessus des cabines d’ascenseur ; elles venaient toutes les deux d’atteindre le rez-de-chaussée. Ortiz rebroussa chemin jusque chez le juge Rosenthal. L’étudiant qui assurait son secrétariat lisait un ouvrage de droit dans le tribunal vide en mangeant un sandwich.

« Excusez-moi », dit Ortiz. L’étudiant leva les yeux. « Un avocat vient de sortir d’ici il y a quelques instants. De taille moyenne, blond. Pouvez-vous me dire de qui il s’agit ?

— Que lui voulez-vous ? » demanda le jeune homme, soupçonneux.

Ortiz prit conscience qu’il était habillé en civil – une tenue peu reluisante pour travailler clandestinement parmi les épaves et les dégénérés. Il s’avança dans la salle et exhiba son insigne.

« Pouvez-vous me dire son nom, maintenant ? »

Le garçon étudia l’insigne, hésitant. Ortiz comprit qu’il pensait aux droits constitutionnels derrière lesquels, comme le lui avaient appris ses professeurs, il pouvait s’abriter.

« Heu, je ne sais pas si…

— Vous feriez mieux », dit Ortiz doucement.

Sans doute son ton dut-il être convaincant, car l’étudiant ne se fit pas davantage prier.

« Stafford, Larry Stafford.

— Et où travaille-t-il ?

— Chez Price & Winward. C’est dans l’immeuble de la Standard. »

Ortiz rangea son insigne et repartit, se retournant avant d’arriver à la porte.

« Il s’agit d’une enquête officielle, vous entendez ? Pas question que vous en parliez à qui que ce soit. S’il revient à mes oreilles que vous avez ouvert la bouche, vous aurez de sérieux ennuis, croyez-moi. »

Il y avait une cabine téléphonique à côté des ascenseurs. L’annuaire comportait deux numéros au nom de Lawrence Dean Stafford. Ortiz les releva, puis appela la criminelle. C’est Ron Crosby qui décrocha.

« Bert Ortiz à l’appareil, Ron. Je voudrais que tu me vérifies quelque chose. J’aimerais bien savoir dans quelle voiture roule un certain Lawrence Dean Stafford, 22310 Newgate Terrace.

— Et pourquoi ?

— Trouve-moi simplement ce renseignement pour cet après-midi. Je te rappellerai.

— Quelque chose à voir avec l’affaire Hersch ?

— Et comment ! »

*

L’heure du déjeuner mit un temps fou à passer, et Ortiz rappela Crosby peu après une heure.

« J’ai ton renseignement », dit doucement le détective. La tension, à l’autre bout de la ligne, disait que le tuyau était bon. Crosby avait mis dans le mille. « Deux voitures sont immatriculées au nom de Lawrence Dean Stafford. Une Porsche et une Mercedes-Benz. »

Ortiz ne dit rien. Il tenait le téléphone et contemplait la paroi de la cabine sans sentir le plastique dans sa main ni voir quoi que ce fût. Il était de nouveau sur Morrison Street, la Mercedes juste devant lui.

« C’est ton bonhomme, Bert ?

— Je crois, mais il faut que je voie sa tête.

— Tu as vu la tronche de ton tueur ?

— Oui, avant de m’évanouir. Je connais ses traits.

— Où es-tu ? J’arrive.

— Non. Laisse-moi m’en occuper. Arrange-toi avec le procureur pour avoir un juge prêt à émettre un mandat de perquisition. Je tiens à être sûr.

— Et que comptes-tu faire pour ça ?

— Le suivre. Si c’est bien la voiture, je le saurai. On pourra alors chercher les vêtements. Il faut que tout soit légal. Pas question qu’il nous échappe, ce coup-ci. »

*

« Price, Winward, Lexington & Rice, chantonna la standardiste d’un ton joyeux.

— J’aimerais parler à Larry Stafford.

— Qui dois-je annoncer ?

— Stanley Reynolds. C’est un ami qui m’a conseillé d’appeler Mr Stafford.

— Veuillez patienter. Je vais voir si Mr Stafford peut prendre la communication. »

Il y eut un cliquetis et le silence se fit sur la ligne. Ortiz attendit, le récepteur collé à l’oreille. Trente secondes plus tard, il y eut un autre cliquetis.

« Larry Stafford à l’appareil, monsieur Reynolds. Puis-je vous être utile ?

— J’en ai l’impression. Je me trouve dans une situation délicate et on m’a dit que vous seriez l’homme de la situation. Je dirige une petite société dans le BTP. Logements sociaux. Je m’en sors très bien, financièrement, mais je commence à avoir des problèmes avec mon associé, et j’ai un besoin urgent de conseils.

— Eh bien, commença Stafford (Ortiz entendit un bruit de papier), j’ai un moment de libre demain à… voyons. Que diriez-vous de quinze heures ? »

Ortiz jaugeait la voix, essayait de mesurer à qui il avait affaire. Le timbre trahissait énergie et confiance en soi, avec cependant quelque chose de coulant comme si c’était le résultat d’un apprentissage et non pas naturel.

« Flûte, moi qui espérais vous voir aujourd’hui…

— J’ai bien peur d’avoir un emploi du temps chargé, cet après-midi.

— Je vois. » Ortiz marqua un temps d’arrêt, comme s’il réfléchissait, et demanda : « Jusqu’à quelle heure resterez-vous au bureau ?

— Je devrais en avoir fini avec mon dernier rendez-vous vers dix-neuf heures. »

Ortiz resta un moment silencieux.

« Bon, je crois qu’il vaut mieux remettre cela à demain.

— Parfait. Alors à demain, quinze heures. »

Ils raccrochèrent et Ortiz sortit de la cabine. Elle était de l’autre côté de la rue, en face du Standard Plaza. Le feu passa au vert, et il traversa. Il lui fallut dix minutes pour trouver la Mercedes beige, dans le sous-sol. Près du pare-feu, au fond du deuxième niveau. Il vérifia que le numéro de la plaque était bien celui donné par Crosby, puis quitta l’immeuble. Il ne lui restait plus qu’à attendre sept heures du soir.

*

Abner Rosenthal, juriste de grande réputation, était un petit homme toujours impeccable. Il avait fait fortune comme avocat d’affaires, puis accepté une spectaculaire baisse de revenus en passant à la magistrature assise. Tout le monde savait qu’ayant eu plusieurs fois l’occasion d’être nommé à la cour suprême de l’Etat, il avait refusé par amour de son métier de juge de tribunal. Rosenthal aimait en particulier les affaires criminelles et il était devenu un spécialiste de la procédure des divers types de mandats. C’est en général à lui que la police s’adressait lorsqu’elle avait besoin d’un mandat de perquisition dans une affaire particulièrement délicate.

La sonnette retentit alors que le juge finissait de dîner. Son fils, un adolescent, commença à se lever, mais Rosenthal lui fit signe de se rasseoir. Monica Powers l’avait appelé, un peu plus tôt, pour l’avertir qu’il risquait d’y avoir du nouveau dans l’affaire Hersch.

« Désolée de vous déranger, monsieur le juge, dit Monica, lorsque la porte s’ouvrit. Connaissez-vous Ron Crosby et Bert Ortiz ?

— J’ai déjà rencontré l’inspecteur Crosby », répondit Rosenthal en invitant tout le monde à passer dans un salon. « Mais je ne crois pas connaître l’inspecteur Ortiz. »

Dès qu’ils furent assis, Monica tendit au juge le mandat de perquisition et l’affidavit – le texte justifiant la demande qu’avait signée Ortiz en tant qu’officier de police assermenté. L’affidavit énumérait les éléments qui laissaient penser à Ortiz que Lawrence Dean Stafford avait assassiné Darlene Hersch, ajoutant que des preuves matérielles pouvaient se trouver au domicile de Stafford. Le juge avait la mine sombre en achevant sa lecture. Il regarda Ortiz assez longtemps pour que le policier se sentît mal à l’aise.

« Vous rendez-vous compte que Larry Stafford était encore en train de plaider ce matin même devant moi, inspecteur Ortiz ?

— Oui, monsieur. »

Rosenthal relut un passage de l’affidavit.

« Tout cela est clair, mais êtes-vous bien certain que Larry Stafford est l’homme que vous avez vu au motel ? »

Ortiz avait la bouche sèche. En était-il certain ? Pouvait-il s’être trompé ? Non. Il avait attendu que Stafford quittât son bureau. Il l’avait vu en sortir à sept heures. Vu le visage de l’homme qui avait tué Darlene Hesch.

« Larry Stafford a tué Darlene Hersch », déclara-t-il ; sa voix, cependant, tremblait légèrement.

« Et vous, mademoiselle Powers ?

— Cette affaire ne me plaît pas plus qu’à vous, monsieur le juge, mais j’ai déjà travaillé avec l’inspecteur Ortiz, et j’ai confiance en son jugement. »

Le juge sortit un stylo de sa poche.

« Je vais signer ce mandat, mais vous avez intérêt à ne pas souffler mot de l’affaire, au cas où il n’y aurait pas d’arrestation. Elle risquerait de faire sensation. Si jamais vous vous trompiez, enchaîna le juge en regardant Ortiz dans les yeux, le bruit fait autour suffira à détruire la carrière de Stafford au sein d’un cabinet comme celui de Price & Winward. Est-ce que vous me comprenez ?

— Parfaitement, monsieur. »

Tout le monde garda le silence pendant que Rosenthal signait le mandat de perquisition. Monica reprit les documents ; elle-même repartit chez elle, tandis que Crosby, Ortiz et une deuxième voiture de police prenaient la direction du domicile de Stafford.

*

Newgate Terrace est en fait une route de campagne longue et sinueuse à un quart d’heure du centre de Portland. À des intervalles qui n’ont rien de régulier, des allées privées conduisent à de somptueuses demeures dont la plupart ne sont pas visibles depuis la voie publique. La maison de Stafford était située à l’extrémité d’une ligne droite. Une haie élevée la dissimulait à la vue et les policiers ne la découvrirent qu’après s’être engagés de quelques dizaines de mètres dans l’allée. Elle était de style Tudor classique, peinte en brun et blanc. Le terrain qui l’entourait présentait cet aspect impeccable qui révèle un entretien professionnel et était planté de quelques grands arbres. L’allée décrivait un cercle devant la maison et Ortiz imagina que la Mercedes devait être remisée dans le garage attenant, sur la gauche.

La jeune femme qui vint ouvrir parut intriguée par tous ces policiers en uniforme qui débarquaient chez elle.

« Madame Stafford ? demanda Ron Crosby.

— Oui, répondit la femme, esquissant un sourire.

— Votre mari est-il à la maison ?

— Oui.

— Pouvez-vous avoir l’amabilité de lui demander s’il peut venir ici ?

— C’est à quel propos ?

— Nous avons une question à régler avec votre mari, madame. Je vous serais très reconnaissant d’aller le chercher. »

La jeune femme hésita une seconde, comme si elle attendait des explications moins vagues. Elle n’en eut pas. « Si vous voulez bien attendre une minute. Je vais le chercher », répondit-elle finalement. Elle traversa le vestibule et disparut derrière l’escalier qui menait au premier. Ortiz la regarda s’éloigner et sentit son estomac se nouer. Dans quelques instants, l’homme qui avait tué Darlene Hersch allait se présenter devant lui.

Ortiz était en uniforme et s’était placé à l’arrière du petit groupe. Il tenait à avoir le temps de bien voir l’avocat avant que ce dernier eût celui de le reconnaître. Crosby et deux des policiers s’étaient avancés dans le vestibule en attendant que se présente le maître des lieux. Larry Stafford arriva, en bermuda et polo de sport à bandes rouges et noires. Sa femme se tenait derrière lui, visiblement plus inquiète.

« Que puis-je faire pour vous ? » demanda-t-il avec un grand sourire.

Ortiz se concentra sur ce visage. Il y avait si peu d’éclairage dans la chambre du motel et il y en avait tellement dans ce vestibule… Néanmoins, il était sûr. C’était bien lui.

Crosby tendit le mandat de perquisition à Stafford. Ortiz étudia attentivement l’avocat pendant que celui-ci le lisait. Il ne manifesta ni nervosité ni inquiétude.

« J’ai bien peur de ne pas comprendre… Comment vous appelez-vous, déjà ?

— Crosby. Je suis l’inspecteur Ron Crosby, monsieur Stafford.

— Eh bien, inspecteur Crosby, je ne comprends pas ce que cela signifie.

— Il s’agit d’un mandat de perquisition, monsieur Stafford. Une autorisation délivrée par le juge nous permettant de fouiller votre maison pour rechercher les objets énumérés dans le mandat.

— Je le vois bien que c’est un mandat de perquisition, répliqua Stafford avec une certaine impatience dans la voix. Ce que j’aimerais savoir, c’est pour quelle raison vous estimez nécessaire de faire intrusion chez moi au milieu de la nuit pour farfouiller au milieu de mes affaires personnelles.

— Je préférerais ne pas vous répondre tout de suite, monsieur Stafford, dit Crosby d’un ton calme. Si vous nous permettez de faire ce pour quoi nous sommes venus, nous vous prendrons le moins de temps possible. »

À nouveau, l’avocat parcourut le mandat des yeux.

« Et c’est le juge Rosenthal qui l’a signé ? demanda-t-il, incrédule.

— Oui, monsieur. »

Stafford resta un instant silencieux. On aurait dit qu’il se livrait à un combat intérieur. Puis il se détendit.

« Fouillez, puisqu’il le faut. Désolé, si je l’ai mal pris. Simplement, c’est la première fois qu’un truc pareil m’arrive. Je vais même vous faciliter la tâche. Je possède plusieurs tenues de sport comme celles-ci, ajouta-t-il en pointant la liste, et au moins trois pantalons marron clair. Venez dans ma chambre, je vais vous les montrer. Et si ça ne suffit pas, vous pourrez fouiller la maison. »

L’homme ne réagissait pas comme Ortiz s’y était attendu. Il paraissait trop maître de lui. Et si le policier s’était trompé ? Car, après tout, il n’avait vu que très brièvement le visage de l’assassin, et alors qu’il était hébété de douleur. Sans parler de l’éclairage. Non, l’éclairage avait été suffisant. Le globe, à l’extérieur du motel, était puissant. Restait que tout s’était passé très vite.

Stafford et sa femme s’engagèrent dans l’escalier. Crosby et plusieurs autres policiers leur emboîtèrent le pas ; Ortiz fermait la marche. Deux hommes prirent position dans le vestibule.

La chambre de Stafford était à l’arrière de la maison ; claire et aérée, elle avait un aspect incontestablement masculin. Une porte coulissante donnait sur un petit balcon, et Ortiz alla jeter un coup d’œil dans l’obscurité. Des lits jumeaux s’appuyaient au mur nord. Un côté était défait et le pan d’une couverture retombait sur le plancher. Une vaste penderie – de celles dans lesquelles on peut entrer – occupait le mur est et une commode luxueuse se trouvait à droite de l’entrée. Stafford tira le tiroir du milieu et se redressa.

« Mes chemises de sport et mes polos sont ici. Les pantalons sont dans la penderie. »

Crosby fit signe à Ortiz, et l’inspecteur alla ouvrir les portes-persiennes de la penderie. Il examina une série de pantalons accrochés à des cintres de bois, les repoussant au fur et à mesure pour s’arrêter sur l’un d’eux, marron clair. Ce n’était pas une certitude, mais pas loin. Il ne pouvait être sûr que de la chemise ; le motif floral en était particulier.

Il examina le reste des pantalons puis revint finalement décrocher celui qui l’avait arrêté. Il regarda Stafford. L’avocat continuait à arborer son expression d’intérêt détaché ; rien n’indiquait qu’il avait reconnu Ortiz.

« Laisse-moi voir les chemises », dit ce dernier à Crosby qui s’écarta d’un pas.

Ortiz sortit les vêtements l’un après l’autre, avec soin, les empilant proprement au fur et à mesure sur la commode. Alors qu’il en était à la moitié, il s’arrêta. Elle était là. Une chemise où dominait le brun et le vert anglais, avec un motif de feuilles et de fleurs. La chemise que portait l’homme qui avait tué Darlene Hersch. Ortiz fit signe à Crosby de le suivre et les deux hommes allèrent conférer dans le couloir. Mrs Stafford était restée dans un coin de la pièce et son regard allait nerveusement de son mari à la porte. Crosby et Ortiz revinrent dans la chambre, le visage fermé. Deux autres policiers étaient avec eux. Cela faisait un total de six personnes, et la pièce avait beau être grande, elle paraissait avoir rapetissé.

« Monsieur Stafford, je vais devoir vous mettre en état d’arrestation. »

Mrs Stafford pâlit, et son mari commença à perdre contenance.

« Que voulez-vous dire ? Écoutez, je…

— Avant que vous disiez quoi que ce soit, monsieur Stafford, je dois vous faire part de vos droits constitutionnels.

— Mes droits ! Mais vous êtes cinglé ? J’ai fait preuve de beaucoup de bonne volonté, je vous ai laissés entrer chez moi. Qu’est-ce que c’est que cette absurdité ? Pourquoi m’arrête-t-on ? »

Crosby regardait Stafford et Ortiz attendait sa réaction.

« Je vous arrête pour le meurtre de Darlene Hersch.

— De qui ? » La stupéfaction se peignit sur le visage de l’avocat. Sa femme porta les mains à la bouche et Ortiz l’entendit s’exclamer : « Oh ! mon Dieu ! »

Crosby commença à réciter le texte des droits de l’inculpé :

« Vous avez le droit de garder le silence, si vous décidez de…

— Un instant, un instant ! Qui c’est, cette Darlene Hersch ? C’est une blague, ou quoi ?

— Monsieur Stafford, ce n’est pas une blague. Je sais parfaitement que vous êtes avocat, mais je vais tout de même vous dire vos droits, et je tiens à ce que vous écoutiez avec soin. »

Mrs Stafford se rapprocha de son mari d’un mouvement latéral lent, en crabe. L’avocat commençait à avoir peur. Crosby acheva le rappel des droits et prit une paire de menottes dans sa poche revolver.

« Vous devriez vous changer et mettre un pantalon et une chemise à manches longues, suggéra Crosby. Je vais devoir vous menotter. J’en suis désolé, mais c’est une procédure obligatoire.

« Vous allez m’écouter, maintenant ? Je suis avocat, et…

— Nous le savons, monsieur Stafford.

— Alors, vous savez que question droits, vous allez vous retrouver avec des poursuites gratinées !

— Ce n’est pas en vous excitant que vous allez améliorer les choses, monsieur Stafford. Je vous invite à conserver votre calme. Demandez à votre femme de prendre contact avec un avocat. »

Comme Stafford ne réagissait pas, Crosby reprit :

« Madame Stafford, vous feriez mieux de contacter un avocat pour qu’il représente votre mari. Il sera à la prison du comté d’ici une heure. »

La jeune femme n’eut pas l’air d’avoir entendu. Stafford se dirigea vers elle, s’arrêta et regarda Crosby.

« Puis-je parler un instant en privé à ma femme ?

— Je suis obligé de laisser au moins un de mes hommes avec vous dans la pièce. »

Stafford voulut dire quelque chose, mais n’insista pas. Il paraissait avoir retrouvé son sang-froid.

« Très bien. »

Avant de rejoindre sa femme, Stafford attendit que tous les policiers qui devaient sortir aient évacué la chambre. Mrs Stafford semblait en proie à la confusion et à la peur.

« Qu’est-ce qui se passe, Larry ? »

Il la prit par les épaules et l’entraîna dans le coin le plus éloigné de la pièce.

« De toute évidence, il s’agit d’une erreur. Appelle Charlie Holt. Dis-lui ce qui est arrivé et où je me trouve. Charlie saura ce qu’il faut faire.

— Il a parlé d’un meurtre, Larry !

— J’ai très bien entendu, répondit Stafford d’une voix ferme. Fais ce que je t’ai dit. Crois-moi, ça va s’arranger. »

L’avocat se changea sous le regard de sa femme, qui garda le silence. Lorsqu’il fut habillé, Crosby lui passa les menottes et l’escorta au rez-de-chaussée. Ortiz étudia le prisonnier de près. Celui-ci ne dit rien pendant qu’on le conduisait vers l’une des voitures. Il marchait avec assurance, le dos bien droit, les épaules redressées. Mrs Stafford resta seule dans l’encadrement de la porte. Ortiz la regarda qui devenait toute petite pendant qu’ils s’éloignaient.

Le Dernier Homme Innocent
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